Délit de sale gueule 505 / 2166 mots
Andréa est une rescapée. Quand elle reprend connaissance, la première chose qu’elle se demande est s’il fait beau à l’extérieur. Elle a vingt-quatre ans et se souvient à peine de la dernière fois où le soleil a caressé sa peau livide de ses rayons brulants. La seule sensation claire qu’elle se rappelle est la peur qu’elle a ressentie face au regard des autres et la honte de sa mère qui évitait soigneusement de croiser des promeneurs. Petite, elle lui en avait beaucoup voulu, puis elle avait fini par accepter. Elle se cachait la plupart du temps. Au début pour ne pas compliquer la vie de ses parents, ensuite par nécessité quand la ségrégation s’est installée ouvertement.
Elle entend une machine à côté d’elle émettre un bip à intervalles réguliers. Doucement, elle essaie de bouger pour savoir si son corps lui répond. Elle a donné sa confiance au chirurgien, mais elle n’est pas à l’abri d’un retournement de situation. Elle sent ses membres s’animer dans l’obscurité dans laquelle elle est plongée. Quand elle porte les mains sur son visage, elle touche une épaisse couche de tissu qui lui enveloppe complètement la tête. Son attention est attirée par des bruits de pas trainants qui s’approchent lentement. Immédiatement, une grande appréhension s’empare d’elle. Elle risque un appel à voix basse.
— Docteur Milton ? C’est vous ?
— C’est moi, chère Andréa, ne vous inquiétez pas.
La voix connue la réconforte. Elle tend les bras devant elle. Les mains rassurantes du chirurgien enveloppent les siennes.
— Comment s’est passée l’opération cette fois ?
— Je ne peux pas encore me prononcer. Je n’ai pas soulevé les bandages qui couvrent votre visage, mais j’ai peur que cette cinquième intervention ne soit pas suffisante.
— Mais vous m’aviez pourtant dit qu’après cela, tout s’arrangerait.
— Je ne vous ai rien promis. Je vous ai assuré que l’opération se déroulerait bien et cela a été le cas. Pour le reste, je ne peux pas m’avancer sur le résultat. Je ne peux qu’espérer avec vous.
Il serre les mains d’Andréa dans les siennes, mais elle les retire contre sa poitrine.
— Alors mon visage est toujours aussi hideux. Cette fois, ma vie est finie. Je me demandais s’il ferait beau après l’opération et si je pourrais enfin me promener à l’air libre, peut-être marcher dans un parc sans qu’on me regarde en jurant ou qu’on me crache dessus, mais cela n’arrivera jamais.
— Il fait beau. Pour le reste, nous verrons. Nous enlèverons ces bandages demain. En attendant, n’y touchez pas. Ne vous grattez pas. Vous avez une perfusion. Si la douleur devient trop importante, appuyez sur cette pompe, pour vous soulager.
Le chirurgien lui glissa dans la main gauche le petit boitier en plastique relié à l’appareil qui gérait le dosage des calmants.
» Je dois repartir avant qu’on me cherche. En attendant, restez calme. On se revoit demain pour retirer ces bandages.
Andréa sent une légère chaleur sur le dos de sa main et les pas trainants repartent. Une porte se ferme puis le verrou tourne deux fois.
Délit de sale gueule | Quand le culte de la beauté touche à sa fin
« Délit de sale gueule » est une nouvelle d’anticipation disponible dans le recueil « voyages inattendus »
Nouvelle de 10 pages
Recueil autopublié en 2024 et disponible sur Amazon
L’idée de départ
Délit de sale gueule est une réécriture personnelle de l’épisode 6 de la 2e saison de la série the Twilight zone diffusée en 1960. En France, elle est diffusée sous le nom « la quatrième dimension » ou « la cinquième dimension ». Ce deuxième titre étant une traduction plus convenable de la signification de twilight zone si on considère que la 4e est le temps.
Bien que tournée il y a plus de 60 ans, j’ai trouvé le thème tout à fait approprié à 2024. À notre époque, il y a beaucoup de discussions animées sur l’apparence et l’identification. Deux questionnements que je trouve assez superficiels et tout à fait dépendants d’un contexte extérieur non figé. C’est pour cela que j’ai choisi de la réinterpréter. À l’origine, je voulais en faire une satire sur les influenceuses qui se prennent au sérieux alors qu’elles ne sont que les stars des jeunes filles de 12 ans. Je me suis aperçu que c’était une diatribe qui ne menait à rien ; un venin craché face au vent et je me suis ravisé. J’ai ravalé mon jugement.
J’ai eu ma période d’appartenance à un genre et de suivi de certains codes. Métal, jeans déchirés, cheveux longs, etc. Mais à l’époque, ça n’était pas dicté et codifié par des influenceurs professionnels ; jusqu’à en faire un « métier » sur les réseaux pour celles et ceux qui vous conseillent sur comment il faut être. Ou plutôt comment il faut paraître, au mépris des questions plus importantes, à savoir QUI vous devez être, plutôt qu’à qui vous devez ressembler.
Résumé
Une femme ne supporte plus son apparence et demande à un chirurgien de retoucher son visage pour enfin rentrer dans les critères de beauté qu’elle s’impose.
Processus de création de la nouvelle
Il n’y a pas eu grand-chose à faire tellement la version originale était d’actualité. Le plus dur était de conserver une atmosphère la plus lourde et oppressante possible. En image et en noir et blanc, c’est plutôt facile, l’épisode joue énormément sur les zones d’ombre et les contre-jours. Dans un texte, ce n’est pas aussi simple de décrire sans décrire.
Le second point très délicat était de faire monter la pression et distillant suffisamment de détails pour tenir le lecteur. Il fallait en révéler assez peu pour ne pas éventer la chute, mais en dire suffisamment pour qu’à rebours il se dise, « mais oui, c’était évident ».
L’intention littéraire de « délit de sale gueule »
Mettre des mots sur un sujet abordé il y a soixante ans avec les mêmes préoccupations qu’aujourd’hui, les dérives comportementales extrêmes en plus. Je ne sais pas ce qu’il y a à tirer de cela. Dire que finalement on n’a pas évolué serait un peu simple. Dire qu’on n’est jamais satisfait aussi. Prendre conscience qu’on n’a pas les bonnes préoccupations est sans doute une piste plus appropriée. Faites-vous votre propre idée.
L’absurdité de la question devait venir d’un changement de paradigme présenté brutalement au lecteur sous forme d’une chute qui renversait le point de vue. Il lui fallait tout le temps de s’identifier au personnage. Ainsi, le lecteur qui s’était identifié au personnage se retrouvait en défaut dans son attitude. Après tout, tout le monde a un petit de cette Andréa. Un petit lifting pour rajeunir un peu ou des prothèses mammaires pour accrocher un peu plus les regards, ou même une petite liposuccion pour redessiner une silhouette. Seulement, quand on s’aperçoit que la jolie Andréa se fait volontairement défigurer pour convenir à la nouvelle norme, l’identification n’est plus la même. Et si dans ce sens on se demande si le jeu en vaut la chandelle, on devrait se le demander dans tous les cas.
Si j’ai réussi à vous surprendre à la fin, j’en suis ravi. Si en plus une ou deux questions sur la condition des personnages vous sont venues, je suis comblé.
Le scénario
C’est plus une nouvelle d’ambiance qu’une nouvelle basée sur le développement d’une situation. En fait, je pense qu’on pourrait dire qu’il n’y a pas vraiment de scénario. Elle est désespérée. Il est compatissant. Il essaie de l’aider. Chute et retournement de situation, point.
Les personnages
Il n’y en a que quatre, dont deux principaux et deux d’ambiance. Tout le sel de ce texte réside dans leur relation qui est une partie du moteur de l’histoire. Seuls les traits physiques qui les différencient sont décrits. On aborde un peu leur psychologie sous les thèmes du rejet, de la compassion et de l’attirance refoulée.
Les lieux
Il n’y en a qu’un. Austère gris et nu pour ne pas détourner l’attention du lecteur qui doit être focalisée sur la condition des deux personnages principaux.
Le titre
C’est bien la seule chose « moderne » de cette nouvelle. Je ne suis pas adepte des vulgarités gratuite, mais l’expression « délit de sale gueule » représentait parfaitement le pitch de la nouvelle sans trop en dévoiler. Et bien sûr arrivée à la fin, elle prend un autre sens.
Le mot de la fin
J’ai beaucoup aimé écrire ce délit de sale gueule. Elle a été relativement rapide à mettre en forme et GuiB, mon principal relecteur, a noté assez peu de retouches à faire sur le texte (ce qui est rare). En général, c’est une preuve de cohérence et de bonne lisibilité du texte (je ne parle pas de l’utilisation du français, mais de l’idée qui en ressort).
J’espère que vous l’aimerez aussi.