4 étoiles

« Dagon », H.P. Lovecraft, Gou Tanabe

Introduction

Attention, là, on touche au sacré. Il y a des choses que je n’apprécie pas trop chez Lovecraft dans son écriture, mais globalement, je trouve le personnage et tout ce qu’il a construit, carrément génial. Les nouvelles « Dagon » et « Celui qui hantait les ténèbres » sont dans la ligne de ce que j’admire chez cet auteur.

Ne comptez pas sur la moindre objectivité de ma part dans les lectures des textes que je consacrerais à H.P. Lovecraft.

Depuis quelque temps, Gou Tanabe a entrepris de transcrire en manga les principaux textes de Lovecraft. J’ai lu assez peu de manga, un seul en fait, et encore, pas entier. J’ai dû lire quelques tomes d’Akira et en réfléchissant ça doit être tout. Bref, l’expérience m’a intrigué, j’étais un peu sceptique. Je sais que très peu se sont frottés à une conversion sur écran, mais en manga, pourquoi pas. J’espère seulement que ce sera dans un style approprié à l’esprit du texte. Si c’est pour rendre une histoire de Lovecraft avec des gamins aux yeux immenses, aux coiffures improbables et aux pouvoirs bizarres avec un trait excité, ça ne va pas le faire. Je lirai donc d’abord la nouvelle originale et ensuite le manga pour apprécier (ou pas) l’adaptation.

Le livre des éditions Kioon intitulé « Celui qui hantait les ténèbres », commence, comme son nom ne l’indique pas, par la nouvelle « Dagon ». Commençons par là. Nous verrons mieux ce que donnent les adaptations.

  • Dagon de H.P. Lovecraft
  • Dagon adapté par Gou Tanabe
  • Celui qui hantait les ténèbres de H.P. Lovecraft
  • Celui qui hantait les ténèbres adapté par Gou Tanabe

« Dagon », la nouvelle

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Dagon Edité chez Robert Lafont, collection bouquins
écrit en 1917
Traduit par Paule Perez pour les éditions Belfond

Résumé de la nouvelle

Pendant la Grande Guerre, un marin voit son navire couler par les Allemands, il s’échappe sur une barque et remet sa vie entre les mains de la mer. Il sombre dans l’inconscience. Quand il se réveille il s’est échoué sur une terre noire faite des restes de corps en putréfaction qu’il pense émergée des profondeurs de l’océan. Il y découvre un étrange monolithe qui n’a rien de naturel.

Surgie de nulle part, une créature gigantesque vient vénérer cette pierre dressée. Le marin devient fou. La créature se retire. Le naufragé en profite pour courir. Il se réveille à l’hôpital. Un bateau américain l’a retrouvé errant sur l’océan. Personne ne croit à son histoire, mais lui, continue à avoir des visions. Il décide de se suicider.

Mon avis sur « Dagon »

La première chose qu’on remarque chez Lovecraft, c’est l’art de l’incipit qu’il maîtrise à la perfection. Ici, on est accroché à la première phrase. Elle contient tout : la tension, le mal-être, l’angoisse, le suspense, l’envie d’avaler la suite sans attendre.

« C’est dans un état bien particulier que j’écris ces mots puisque cette nuit, je ne serai plus.
Je me trouve sans le sou au terme de mon supplice de drogué qui ne supporte plus la vie sans sa dose, et je ne puis endurer plus longtemps ma torture.
Je vais sauter par la fenêtre, me jeter dans cette rue sordide… »

Bon déjà, pour plomber l’ambiance, vous avouerez que ça se pose là. Si ! Vous l’avouerez. C’est comme ça.

À aucun moment on ne peut être sûr que l’homme a réellement fait une rencontre avec la créature des profondeurs ou si sa longue errance et sa déshydratation ont eu raison de sa raison justement.

« Dagon », par Gou Tanbe

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Dagon édité par Kioon, collection les chefs-d’oeuvre de Lovecraft

L’objet livre est très qualitatif. La couverture épaisse, effet cuir, est très agréable au toucher et participe beaucoup à l’appréciation de son achat.

Mon avis sur l’adaptation de « Dagon » en manga par Gou Tanabe

Le livre ouvre sur quatre pages d’illustrations en couleur de bas-reliefs ou de gravures tout à fait dans l’esprit de ce qu’on s’apprête à lire. Très joli. Tout le reste du manga est en noir et blanc.

La nouvelle commence par une image de mer et un texte à la première personne indiquant l’histoire du paquebot coulé par les Allemands. Étrangement, malgré les images, on perd toute la force de l’incipit de la version originale et le plongeon dans l’univers s’en trouve diminué.
Hormis cela, le dessin est magnifique. Je n’y connais absolument rien, je ferai donc que des apréciations de goûts. Le dessin est tellement sombre que j’ai l’impression que c’est presque du dessin en blanc sur des pages noires.

L’excellente surprise vient du texte. Pas d’ajout de dialogue bidon. La narration de la nouvelle originale est vraiment très bien respecté. On est sur une mise en image d’une nouvelle et à aucun moment d’une adaptation. C’est un travail très réussi, super esthétique et encore une fois très respectueux de l’origine. Je suis franchement rassuré car en fait, j’en ai acheté plusieurs d’un coup en me demandant si je n’allais pas regretter. La réponse est non, en tout cas, pas pour cette courte nouvelle.

« Celui qui hantait les ténèbres » par H.P. Lovecraft

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Edité chez Robert Lafont, collection bouquins
écrite en 1935
traduite par Claude Gilbert

Résumé de la nouvelle

Un écrivain et peintre est retrouvé mort chez lui avec les yeux grands ouverts dans une posture de terreur. Sa fin est retranscrite par le narrateur qui ouvre son journal intime. Il est fasciné par une sombre église abandonnée qu’il décide de visiter. Il y trouve un cristal qui lui procure des visions d’horreur. Dans l’église, il trouve des livres renfermant des secrets oubliés. Les visions vont le posséder. Il a réveillé « celui qui hante les ténèbres ». Les villageois savent qu’ils doivent garder les lumières allumées même la nuit pour se protéger mais une nuit d’orage, l’électricité est coupée et la créature s’échappe.

<spoil> L’écrivain devient fou après avoir eu des révélations sur le monde sous forme de visions insoutenables. Le Dr Dexter (sic) qui fera l’analyse de la mort jettera le cristal et sa boîte dans le chenal. </spoil>

Mon avis sur « Celui qui hantait les ténèbres »

Au niveau temporel, on fait le grand écart avec « Dagon ». Cela se ressent beaucoup dans le texte car tout un tas de divinités y sont citées, ainsi que pas mal de livres impies. Même le fameux Nécronomicon y est mentionné. On est donc dans une nouvelle beaucoup plus implantée dans le biotope lovecraftien, qu’on appelle aujourd’hui grâce à Auguste Derleth « le Mythe de Cthulhu ».

L’Histoire dans l’histoire

Anecdote amusante, le personnage principal qui meurt dans cette nouvelle (ce n’est pas un spoil, le narrateur l’annonce dans la première phrase) s’appelle Robert Blake à cause de son ami Robert Bloch qui a fait mourir une anagramme de Lovecraft dans une de ses nouvelles. Les deux écrivains correspondaient beaucoup. Ils se renvoyaient la balle dans leurs créations autant sur les personnages que sur tout ce qu’ils créaient. Leur environnement littéraire servait à la fois à l’un et à l’autre.

Une lecture ardue

Revenons-en au texte. Comme prévu, on ne peut pas dire que la lecture est fluide. On peut même dire que ça s’approche parfois du fouillis avec de très nombreuses descriptions qui ne laissent aucune place à l’imagination tellement tout y est décrit. Le fouillis se propage jusque dans les phrases de six lignes qui renferment des compléments de compléments et des mises entre parenthèses à n’en plus finir. À tel point qu’à mon sens, on perd de l’effet recherché.

Ça me fait mal de le dire mais certains passages sont une corvée à lire. Comme si l’on s’obligeait à lire tous les passages en elfique du seigneur des anneaux. Cette impression est renforcée par l’absence de dialogue, sauf à un moment quand Blake appelle la compagnie d’électricité au téléphone pour échanger deux phrases. Cette construction compacte accentue cette impression de lourdeur du texte. L’avantage est que les passages, non descriptif, fourmillent de détails à propos desquels il est bon d’avoir lu les nouvelles précédentes pour ne pas être perdu. On apprend par exemple que le cristal dont il est question dans la nouvelle :

« … a été façonné sur la sombre Yuggoth bien avant que les grands anciens ne l’apportent sur terre. Cet objet a été précieusement conservé et placé dans sa drôle de boîte par les crinoïdes de l’Antarctique, sauvés de leur ruine par les hommes-serpents de Valousie et enfin, c’est bien des années plus tard, en Lémurie, que les premiers êtres ont pu jeter les yeux sur lui… puis a sombré avec l’Atlantide avant qu’un pêcheur minoéen ne le prenne dans ses filets et ne le vende à de noirs marchands de la nocturne Khem. Le pharaon Nephren-Ka a fait élever pour lui un temple… »

Voilà… On a l’impression qu’il a fait un pot-pourri de tout ce à quoi il pensait ou bien qu’il a relevé le pari qu’il pourrait caser tout ça dans un même paragraphe. Quand on passe de Dagon à ça sans avoir traversé tout le reste, ca peut faire un peu beaucoup trop. Si l’on est plus habitué à cet univers, on comprend que le but est de donner une dimension infernale à un objet au pouvoir incompréhensible. Toutes ces informations sont découvertes en une nuit pendant la lecture d’un ouvrage caché et dissimulées dans une écriture codée. Alors que deux pages plus tôt, on a une page entière de descriptions sur la sacristie d’une église abandonnée.

En conclusion

Pour une nouvelle dont l’histoire tient en peu de mots, elle est assez longue. Il n’y a pas vraiment d’horreur comme on l’entend de nos jours au sens ou un monstre transformerait un village en véritable boucherie. Tout tient sur l’ambiance plombante et la découverte d’objets plus anciens que l’humanité contre lesquelles un homme impuissant ne pourra rien.

À la différence de Dagon, ici, on sait que l’horreur a frappé l’humanité puisque tout un village peut en témoigner. D’ailleurs, les villageois ont toujours su qu’il y avait quelque chose de pas net dans cette église. Ils s’en tenaient éloignés et empêchaient les inconnus de s’en approcher, jusqu’à l’arrivée d’un étranger qui se fout des avertissements.

Conclusion, je suis assez partagé. D’un côté, il y a tout ce qu’on attend et qu’on demande à une histoire de Lovecraft, de l’obscurité, de la crasse, des secrets cachés, des personnes intrépides qui accèdent à la connaissance au prix de leur santé mentale, et pour tout ça on est comblé. Reste le sentiment du lecteur d’avoir lutté contre le texte pour le mériter.

« Celui qui hantait les ténèbres », par Gou Tanbe

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édité par Kioon, collection les chefs-d’oeuvre de Lovecraft

Mon avis sur l’adaptation de « Celui qui hantait les ténèbres » en manga par Gou Tanabe

Pas de suspense, c’est encore une mission brillamment accomplie pour Gou Tanabe et Kioon, pour la conversion de cette nouvelle. Le noir et blanc colle parfaitement à l’œuvre originale et les dessins sont magnifiques. Certains plans en double page s’approchent de la gravure et sont réellement splendides.

Une adaptation trop parfaite ?

Deux choses me frappent d’entrée de jeu. La première, il y a peu de texte. Cela met en évidence le fait que la plupart des mots de la nouvelle de Lovecraft sont utilisés à des descriptions de l’environnement, traduits ici en images. La deuxième est que certaines images sont confuses. Je dirais brouillonnes, si je n’avais pas peur de manquer de respect à l’artiste. On a beau tourner le livre dans tous les sens, on ne sait pas ce qu’il a voulu représenter. Et bien, après ce constat, est-ce qu’on peut vraiment lui reprocher ? S’il a voulu faire une reproduction fidèle non pas des mots mais de l’état d’esprit de la nouvelle ? Non.

En effet, une partie du texte d’origine est vécu dans les rêves hallucinés de R. Blake. Pas étonnant donc qu’en image il en ressorte quelque chose de difficilement interprétable. Troisièmement… (Ha oui, tient, ca fera donc trois choses particulières dans ce jeu des sept erreurs). Autant la nouvelle d’origine fourmille de détails sur un tas de choses, autant ici, à aucun moment il n’y a de description de cette chose monstrueuse qui hante les ténèbres. Évidemment, en manga, c’est compliqué de représenter quelque chose sans le montrer contrairement à Lovecraft qui use très souvent de non-descriptions détournées pour définir ses créatures.

Je me demande d’où vient l’interprétation qui en est faite en image. Il est écrit que « celui qui hantait les ténèbres » pourrait être un avatar de Nyarlathotep, mais comme celui-ci possède beaucoup de formes quand il apparaît à l’humanité, on ne peut pas dire que ça en fait une description. Le choix est donc orienté sur une grande créature ailée dont on se demande comment elle tenait dans ce petit clocher d’église.

Quelques divervences de narration

Tout comme pour Dagon, la fin diffère légèrement. Elle s’arrête au moment où un garçon remarque que Blake à sa fenêtre ne bouge pas du matin au soir et décide d’envoyer un agent vérifier. On n’a donc pas la découverte du corps ni la lecture de ses notes dans les tout derniers moments de sa vie. Celles-ci traduisent la folie qui s’est emparée de lui dans la nouvelle d’origine. Nous n’avons pas non plus le docteur Dexter qui trouve et jette le cristal dans le chenal. Ces deux parties finissent l’histoire dans la nouvelle. Dans le manga, Blake est mort et on a compris que son esprit l’avait quitté. Le fait de jeter le cristal ne change rien à un hypothétique futur dans le sens où l’on nous apprend au début de la nouvelle que celui-ci, même englouti, finit par être retrouvé (si c’est sa volonté, un peu comme l’anneau unique).

Concernant la maquette du maga, le choix est fait de le séparer en trois chapitres. C’est un détail qui diffère de mon édition d’origine. Je me demande ce qui a motivé ce choix étrange…

Les annexes

A la fin on a un mot de Gou Tanabe qui dit avoir envie de reprendre ces deux nouvelles si on lui en donne l’occasion et qu’il remercie les amateurs de Lovecraft pour leur lecture et leur clémence. À mon avis, nul besoin d’être clément envers cette très bonne adaptation.

Le livre se ferme sur une courte biographie de Lovecraft et de Tanabe.

En conclusion

Si vous êtes un peu fan de ce genre, je ne peux que vous conseiller ce livre.

Pour finir, je vais vous citer deux passages caractéristiques d’un texte de Lovecraft :

« Je vois des choses que je ne peux pas connaître… d’autres galaxies… ténèbres… la foudre paraît noire et l’obscurité semble lumière… de quoi ai-je peur ? »

 

« Il n’y a plus d’éclairs ! Malheur ! Je peux tout voir par un sens qui n’est pas la vue… »