Image floue 495 / 1178 mots

Antoine. Je m’appelle Antoine dans ce pays. C’est ce que je crois. Ma vie a été bien remplie. J’ai été parachuté à différents endroits du monde qu’il m’est encore interdit d’évoquer. Le genre de coin dont on parle au journal télévisé à propos d’un renversement de gouvernement ou d’un coup d’État.
Je suis athlétique, avec un physique plutôt avantageux. Pas un beau gosse sur papier glacé, mais un homme dans la force de l’âge, brun, la chevelure légèrement bouclée, la barbe clairsemée et les yeux sombres. C’est un avantage pour ce que j’ai à faire et pour me fondre dans une population. Intellectuellement, j’ai certaines facilités. Au lycée, j’apprends aisément l’anglais, l’allemand et l’espagnol. Par la suite, j’ai assimilé les bases du swahili, et de l’éwé, mais aussi de l’albanais et du serbe. C’est pendant ma première année de fac que j’ai vu un reportage sur le service action. Sur un coup de tête, je me suis présenté pour passer les tests d’incorporation. J’ai intégré le parcours de recrutement. Un cursus d’enseignement en langue et anthropologie sociale, en parallèle d’une formation militaire complète et poussée. J’ai été entraîné à m’imprégner rapidement d’une légende pour être projeté dans des exercices en situation. Je m’appelle aussi bien Tidiane, Christopher ou Loran suivant les périodes de ma vie.
Le soleil et les vents chargés de sable et de sel ont buriné et bruni ma peau. Mes missions ont affûté ma vision des choses. Je sais décoder le langage du corps que l’esprit ne contrôle pas, pour détecter les signes d’acceptation ou de danger venant de ceux à qui j’ai affaire. Je suis une anguille insaisissable, un guépard prêt à bondir, toujours sur le qui-vive. J’ai monté des gouvernements provisoires, j’ai mené des chefs de guerre au pouvoir. Je les ai tenus entre mes mains. Ils ne savent pas ce que cela représente. Ils disent « c’est le travail qui est comme ça », mais ils ne se rendent pas compte de ce que c’est d’être là-bas, seul, à nager en eau trouble sans jamais pouvoir se relâcher. Je change fréquemment d’hôtel, je n’ai pas de routine, je n’ai aucune habitude, aucune amitié que je ne suis obligé de trahir un jour, aucune relation honnête. Je ne sais plus ce qu’est la sincérité sans la suspicion. Je réfléchis toujours avec trois coups d’avance. Dans mon métier, on ne parle jamais d’erreur : tout au plus de dommage collatéral nécessaire.

Quand on frappa à la porte de ma chambre, mon corps se raidit par réflexe. Elle entra, habillée d’un simple tee-shirt au nom de l’hôtel pour tout uniforme et lança un « bonjour monsieur ». Neutre et professionnelle, autant qu’elle le pouvait, mais sans échapper à mon analyse. Très jolie. Trop. Classique pour faire baisser la garde d’un homme moins aguerri que moi. Elle cachait bien son jeu, mais elle travaillait pour eux. Si elle était là, c’était qu’ils avaient des doutes et que ma couverture était sans doute démasquée.

Image floue

Informations commerciales

Nouvelle de 4407 mots
« Image floue » fait partie du recueil « Nouvelles Noires pour Nuits Blanches » disponible sur Amazon
Dépôt légal novembre 2022

Résumé

Un homme se regarde dans un miroir et repense à ce que cette personne lui rappelle.
Là encore difficile d’en dire beaucoup plus sans biaiser la lecture. Je vous laisse donc vous faire votre idée dans le livre.

L’intention du texte

Dans cette nouvelle, j’ai voulu aborder quelque chose que je n’aime pas du tout en tant que lecteur : les fins ouvertes.
Pour moi, quand on me raconte une histoire, il faut qu’elle ait un début, un développement et surtout une fin. Je ne supporte pas les auteurs qui laissent une histoire en plan et laisse le lecteur la finir.

Dans cette nouvelle, je préfère dire que la fin n’est pas ouverte, mais interprétable. Les deux niveaux de lecture sont aussi valables l’un que l’autre. J’ai voulu rester sur le fil entre le rêve et la réalité sans qu’on sache vraiment démêler la part de vérité dans ce que le personnage raconte de lui.

processus de création de la nouvelle « Image floue »

Les descriptions

Je reconnais avoir un vrai problème avec les descriptions des personnages. Autant il est assez facile de caser discrètement et utilement des descriptions de lieux et d’événements, autant je trouve compliqué de faire une description de personnage bien intégrée dans le récit. Dans mon premier roman, elles sont presque absentes. Les miens sont tout juste sexués (et encore, ce point pourrait être un défaut en 2022…). On connaît plus ou moins leurs âges par leurs conditions ou positions familiales, mais ils sont tous les personnages secondaires du message de l’histoire. Ceux qui aiment suivre et connaître les protagonistes d’une histoire sur le bout des doigts devront faire preuve d’imagination. Je me dis que de cette manière, plutôt que de cloisonner les personnages, chaque lecteur peut s’en faire une représentation qui correspond à sa culture ou à ses représentations habituelles.

J’ai la phobie de l’effet miroir dont j’ai lu maints exemples rédhibitoires, à mon sens. L’effet miroir dont je parle surgit quand une personne se décrit elle-même des pieds à la tête, dans une description à la première personne, comme si elle se regarde dans une glace et se découvre pour la première fois, avec une somme de détails auxquels personne ne prête attention pour lui-même.

La plupart du temps, ce genre de scène n’a aucune raison d’être, à part présenter maladroitement un nouveau personnage. D’abord parce qu’au bout de quelques années, on s’est fait une construction mentale de ce qu’on représente (bonne ou mauvaise suivant les troubles associés), ensuite parce qu’on s’attache plus aux changements brutaux qu’aux petites choses qui se modifient au jour le jour. Un peu comme les félins dont le regard est optimisé pour chasser les proies en mouvement, je verrai sur moi un bouton qui apparaît sur ma joue alors que je crois toujours avoir les cheveux bruns (alors qu’ils ont « un peu » éclairci au fil du temps, jour après jour). Ces « scènes miroir » déconnectent le lecteur de l’histoire ; sauf si elles ont une raison d’être, comme j’ai essayé de le faire dans ce récit.

Le personnage

On a juste un homme qui se rappelle ou s’imagine qui il a été, ou aurait pu être, alors qu’il n’a visiblement plus toutes ses capacités. Ici, l’effet miroir de l’homme qui se raconte sert de souvenir si l’on croit que sa mémoire est défaillante, ou de fenêtre sur un monde imaginaire si l’on pense que l’homme fabule complètement.

À cette occasion, j’ai appris qu’une des caractéristiques du mensonge est justement l’excès de détails. Quand on pose une question à quelqu’un, sauf si c’est ma femme, il vous répondra directement. S’il ment, il cherchera inconsciemment à rendre crédible son mensonge et à l’affubler de détails pour lui donner une consistance.

Une règle importante que j’essaie de respecter quand je ne peux échapper à la description, c’est de penser aux cinq sens, car il n’y a pas que les yeux qui voient. J’ai déjà abordé ce sujet dans la nouvelle « respire ! » consacrée à une description.

Une peau peut être douce comme celle d’un bébé ou parcheminée comme celle d’un baroudeur. Elle peut sentir artificiellement les parfums qu’on lui colle ou ce qu’elle transpire en fonction de ce qu’on mange et qu’on boit suivant les endroits du monde. Un personnage peut être caractérisé par une gestuelle. Une femme replace ses cheveux, joue avec ses lunettes en les tenant par une branche, un enfant mâche du chewing-gum, un homme mal à l’aise a la jambe qui bat un tempo très rapide ou bien il fait tourner son stylo entre ses doigts pour éviter les gestes parasites de nervosité. Une respiration peut-être lourde ou sifflante. Toutes ces petites choses qui rendent les humains, humains.

C’est là que ma nouvelle illustre le parfait contre-exemple de mon propos. Ce sont toutes ces petites choses que je n’ai pas réussi à intégrer sans trahir la condition du sujet parce que j’ai préféré garder un effet de chute.

Interprétation personnelle

À travers cette lecture, on ne peut pas savoir si le personnage principal raconte son histoire à quelqu’un ou s’il vit seulement l’histoire dans un monologue intérieur.
De la même manière, on ne peut pas distinguer si c’est son imagination qui lui joue des tours ou s’il évoque une réalité passée.
C’est tout à fait volontaire. D’ailleurs, ce n’est pas évident d’écrire sans privilégier une fin plutôt que l’autre.

Le mot de la fin revient à Mulder et Scully : « la vérité est ailleurs »