Le gardien de l'océan 513 / 2520 mots

Édern Leguenec était obsédé. Ça remontait à son enfance et ses soirées passées sur la plage en compagnie de son cousin, avant la Grande Guerre, à fixer les vagues au loin en espérant en apercevoir un. C’était un garçon rêveur à l’imagination féconde. Certains soirs d’été, il arrivait à leurs parents de rester dans la petite maison de plage, à manger les crevettes pêchées la journée. Kériann, de trois ans son aîné, lui racontait des histoires fantastiques de monstres effrayants qui hantaient les profondeurs de l’océan attendant l’heure de leur règne. Une nuit après avoir longuement fait travailler leur imagination et préparé leur subconscient, Kériann se leva soudain, pointa un doigt accusateur devant lui, vers le néant océanique et s’écria : « là, tu vois, c’est là ! Vite avant que ça reparte ».
Édern se dressa sur ses jambes et suivit du regard la direction indiquée. La nuit était tombée. La lune presque pleine, et l’absence de pollution lumineuse leur offraient une visibilité pâle et monochrome sur l’étendue noire, mouvante et couverte de reflets. Édern plissait les yeux et tendait la tête en avant, jusqu’au moment où il aperçut quelque chose. Une masse sombre ne suivait pas le flux des vagues et apparaissait par intermittence dans des trous d’eau. Cette masse s’était éloignée vers la gauche avant de disparaître complètement.
Les deux garçons restèrent d’abord figés sur place avant de confirmer leur vision.
— Alors, tu l’as vu ? Me dis pas que tu l’as raté, c’était génial !
— Mouais, je crois. Enfin, j’veux dire, si. Je l’ai vu, mais…
— C’était énorme, gigantesque, au moins gros comme ça, indiqua l’expert des deux, en levant les bras haut devant lui, plein d’enthousiasme.
— Oui, c’est sûr, c’était… très sombre.
— Très sombre ? Complètement obscure, tu veux dire. Ça doit être rare d’en voir si près de la terre, j’en reviens pas. Et toi, c’est tout ce que tu as à dire. Y en a qui attendent toute une vie pour en entrevoir un, et toi à… tu as combien déjà, dix ans ?
— Douze.
— Ouais, bha à douze ans, tu en as déjà vu un pendant plusieurs secondes, là, juste devant toi.
— Mmh, mais j’imaginais à un truc plus…
— Eh quoi, tu croyais pas non plus que cette créature allait te signer un autographe ? T’es désespérant. Allez, on rentre.
L’imagination et la force de persuasion de l’esprit sont des influences puissantes. Édern n’avait pas voulu le montrer sur le coup, ne sachant trop quel comportement adopter, mais cette vision l’avait profondément ébranlé. L’idée qu’ils avaient été témoins d’un contact visuel avec une de ces entités se grava dans sa mémoire aussi clairement et durablement que la vue qu’il avait eue d’Émilie quand elle était sortie de la piscine en cours de sport, en tordant sa queue de cheval, la tête penchée sur le côté.

Le temps s’écoula. Kériann devint adulte et passa à autre chose. Cette expérience ne lui servait qu’à alimenter des soirées alcoolisées quand ses amis cherchaient un prétexte pour se moquer de lui, ce qui ne manquait pas d’amuser la galerie.

Le gardien de l'océan

Je voulais écrire une nouvelle complètement imprégnée de l’œuvre de Lovecraft, sombre, qui transpire le malaise avec un monstre et de la folie. À la fois je ne voulais pas l’écrire pour ne pas être ridicule. Je ne voulais pas me comparer ni prétendre rivaliser et c’est forcément ce qui arrive dans la tête d’un lecteur quand on trouve des références évidentes à d’autres œuvres : on compare. Finalement, l’envie de me faire plaisir a été la plus forte. Aussi, car j’ai eu une idée et des images me sont venues rapidement donc je les ai écrites ; pour voir.
J’ai cherché un endroit reculé ou l’homme est face à lui-même et à l’étrange. Un lieu qui est déjà hostile par lui-même. Un phare j’ai commencé à faire quelques recherches pour m’apercevoir que c’était exactement ce qu’il me fallait. Bien entendu, il fallait replacer cette histoire dans un contexte historique qui convenait, à savoir les années 20. Aujourd’hui, malheureusement pour les histoires, mais tant mieux pour eux, l’automatisation a permis de ne plus enfermer des hommes dans des conditions si difficiles. Là, je dois faire une première digression.
Il se trouve que dans le temps où j’ai écrit cette nouvelle, j’ai vu le film « the lighthouse » je ne sais pas s’il a un nom français, désolé. W. Dafoe et R. Pattinson (que je n’appréciais pas particulièrement) sont gardiens de phare. La bande-annonce du film dans un format carré en noir et blanc m’avait déjà intrigué. Et j’ai été fasciné par ce film. Il dégage une telle ambiance profonde. Faute de grands décors ou d’intrigue complexe, le film s’attache aux personnages, à leur cohabitation difficile, à leur survie, et un peu aussi à leur déchéance. Pour parfaire le tout, ce film est aussi pas mal ancré dans le surnaturel. Et enfin, le jeu des acteurs est bluffant. Je pense qu’on peut parler de performance.
Si vous ne l’avez pas vu, je vous le conseille vivement. La bande-annonce est ici : https://www.youtube.com/watch?v=HGQtix20zO8

Seul inconvénient, ce film est tellement bon et tellement proche de ce que j’avais en tête que je suis pris d’un malaise à l’idée de me risquer à ne faire qu’une pâle copie déprimante. Tant pis, c’est commencé, je m’y jette.
J’enferme donc un personnage dans le phare d’Ar-men, en Bretagne. Autre digression, les photos de ce phare sont magnifiques, tout à fait à la hauteur de sa réputation. Jetez un œil à son histoire, ça vaut le coup. Rien que la construction mériterait un livre. https://fr.wikipedia.org/wiki/Phare_d%27Ar-Men

Revenons-en au début. Si un homme décide de vouer sa vie à un phare, il lui faut une raison. Et encore, une raison ne suffit pas. Il lui faut une obsession, une quête. Celle-ci commencera dans sa jeunesse. Il croit avoir une vision et cherchera toute sa vie à se prouver qu’il n’a pas rêvé et qu’il n’est pas fou.
Troisième digression, il faut que je vous avoue quelque chose à ce sujet. Quand j’étais petit, j’avais un garage de voiture. Un soir, je perds une dent et je la place sur une des places de parking du garage pour que la souris vienne la prendre. Je ne sais plus pourquoi mais il se trouve que je me suis réveillé cette nuit-là. L’appartement était face à un réverbère de la résidence, ce qui fait que même les volets fermés, il ne faisait jamais complètement nuit noire. Et bien cette nuit-là, vu la souris. Je le sais, et vous aurez beau me dire ce que vous voudrez, je sais ce que j’ai vu. Alors OK, on est loin de Cthulhu ou de Nyarlathotep et ça ne m’a pas rendu complètement dingue, mais c’est quand même très étrange de savoir quelque chose qu’on ne peut pas partager.
Bref, ce jeune garçon qui a eu une vision (disons cela comme ça) va focaliser dessus et se placer dans les conditions optimales pour obtenir sa preuve. Il va guetter la mer et pour cela, devenir gardien de phare. Ensuite, toute la partie tempête est complètement pompée de « the lighthouse », je le reconnais. En même temps, une tempête, c’est une tempête. A un moment de sa vie, quand il est le plus découragé et le plus au bout du rouleau, il obtient sa preuve et la prend en photo avant que son esprit parte en déliquescence. Jamais il ne pourra partager la preuve qu’il a vu et finalement, sa vie ne changera pas. Il aura juste gagné un peu plus en folie.
C’est aussi pourquoi j’ai préféré caler cette histoire dans une période reculée où la photo était plus compliquée, où il n’y avait pas de satellittes qui scannaient en permanence chaque mètre carré de la planète et où il n’y a pas ces satanés smartphones qui enregistrent tout d’un seul clic. Je pense que l’histoire aurait été moins percutante si elle avait pu apporter une solution à cet homme. Dans ma version il reste la folie et la frustration.