Trip 426 / 426 mots

Je veux dire, le tout premier, celui du saut dans l’inconnu, celui où les portes du monde s’ouvrent devant vous. C’est incomparable à toutes les autres expériences sensorielles d’une personne clean. Un monde comme vous ne l’avez jamais vu, plein de couleurs chatoyantes. C’est regrettable mais les voyages suivants ne l’égaleront jamais. Ils vous emporteront parfois aussi loin, parfois plus vite mais jamais avec la même intensité, celle de la découverte, celle pour laquelle tous nos sens sont attentifs aux moindres détails.
Le tout premier trip commence bien avant la montée. Votre cœur accélère déjà lorsque vous regardez le morceau de papier dans le creux de votre main. Vous prenez votre temps pour observer chaque détail du petit dessin. Sans doute un smiley, c’est le plus courant. La musique et les lumières autour de vous s’estompent un instant en arrière-plan de votre contemplation et vous le glissez sous votre langue.
Vous vous remettez à danser et au bout d’une heure, quand vous pensez à autre chose, vous les voyez se dessiner. Les auras des danseurs autour de vous commencent à se détacher de leurs corps. Les personnes bougent lentement comme pour mieux profiter de l’instant, elles se mêlent dans des gestes saccadés et auréolés. Votre vision se limite à quelques mètres autour de vous et vous sentez un cocon vous entourer. Vos sens se brouillent. Vous goûtez avec vos yeux les cristaux étincelants qui se forment sur les peaux transpirantes. Vous vibrez au rythme de l’univers pendant un temps infini. Vous prenez conscience de votre corps parmi d’autres. Vous le distinguez de haut en train de s’agiter. Il vous semble presque pouvoir toucher Dieu du doigt.
On court toujours après ce premier voyage. Pour s’en approcher, on augmente les doses et les bad trips commencent. On s’impatiente en attendant la montée qu’on sait un peu décevante par avance. Les lumières dansantes et bienveillantes deviennent agressives. Les regards percent votre âme, vous vous sentez vulnérable, vous n’êtes plus Dieu, vous êtes complètement à la merci des autres, le temps ralentit, vous vous sentez entravé plus que libéré, et le pire reste à venir. La descente qui arrive parfois des heures infinies après la montée est une mise en abyme vertigineuse pendant laquelle vous vous débattez. Vous avez peur de vous noyer dans votre salive qui coule à flots dans votre bouche. Vous espérez vainement passer le cap, mais l’émerveillement et les fous rires ne viennent pas. Il vous reste la nostalgie, le doute et la frustration. C’est là que les plus forts s’en tireront à bon compte.

Trip, l'analyse de texte

Informations commerciales

Cette nouvelle très courte (426 mots) fait partie du recueil « Nouvelles Noires pour Nuits Blanches » disponible sur Amazon
Dépôt légal novembre 2022

Résumé de la nouvelle

Premier voyage sous LSD dans un monde de lumières et de magie, suivi d’une descente dans les profondeurs de l’addiction.

Intention du texte

J’ai lu « La première gorgée de bière et autres plaisirs minuscules » de Philippe Delerm.
Trip n’est pas une parodie, j’ai essayé de le faire sérieusement. Ce n’est pas une copie. Ma version est sensiblement différente de l’originale et surtout j’ai essayé de lui apporter ce qui manquait dans sa structure. Appelons cela un pastiche.

Analyse du texte d’origine

P. Delerm décrit ce qui est dans le titre en 276 mots. Je n’ai pas aimé. Je me suis renseigné et à priori, ce texte extrêmement court a rencontré un certain succès. Je me demande si ce n’est pas dû à la notoriété de l’auteur qui lui permet dans une certaine mesure de vendre n’importe quoi. Une fois qu’on a un nom, on peut tout se permettre, ça devient de l’art.

Bref, je n’ai pas compris. Le texte dépeint une personne qui savoure une gorgée de bière puis est déçue et finit par boire de plus en plus pour oublier la première gorgée. Pas de morale ni une forme d’avertissement. Fin. On sait qu’on ne parle pas d’une dégustation et que le personnage (dont on ne connaît rien) va « boire sérieusement » (j’aime beaucoup cette expression. Peut-être un alcoolique qui cherche une justification ou à rendre son geste moins morbide ?

D’ailleurs, on ne sait que dans le titre de quoi il parle, tout le texte ne contient que des allusions. Il pourrait aussi bien s’agir d’un autre produit ou d’une métaphore pour parler de quelque chose de beaucoup moins populaire.

Ce que j’ai voulu en faire

De mon point de vue, faire rire avec un sujet grave, c’est nier la gravité, c’est irresponsable.
Franchement, ce genre de texte n’a aucun intérêt. Mais c’est publié. Alors je me suis dit après tout, pourquoi pas moi ? En dehors du message et des considérations éthiques, j’étais intrigué par l’exercice en lui-même.
Essayons de pousser le bouchon un peu plus loin. La bière, c’est bien, mais ce n’est pas hyper transgressif. Pas facile de faire un texte sur un héroïnomane ou un fumeur de crack non plus. Je me suis dit que le LSD serait un bon compromis. Il véhicule encore un peu une image beatnik pas trop déglinguée.

Je voulais pousser le concept un peu plus loin avec une expérience plus interdite, plus pêchue, mais aussi plus dramatique. Si on grossit le trait, on a une personne victime d’un comportement addictif qui décrit son comportement comme un art (surement au moment où il se produit et où il n’a plus aucune objectivité). Un drogué qui vivra pendant quelques minutes l’impression de contrôler exactement son univers avant de retomber dans la tristesse.
Dans tous les cas, je ne voulais pas écrire sur le sujet en faisant quelque chose d’amusant ou de festif.

Les recherches

Le texte a beau être très court, j’ai passé un bout de temps sur les recherches. Beaucoup plus que ce qu’il est rentable de passer pour ce genre de texte. Comme on dit : « on ne peut écrire que sur ce qu’on connaît », et là, j’étais en terrain inconnu.

Le processus de création

Il a été plutôt simple dans la mesure où il n’y avait ni personnage ni scénario. Je me suis créé un champ lexical :
angoisse, décorporation, dilatation des pupilles, vision déformée, dilatation du temps, illusions, lecture des auras, couleurs, traînées, hyperactivité, maniaque, surpuissance, euphorie, fous rires, crise mystique, salivation, sudation, moiteur, musique, lumières.
Ensuite, il a été assez facile de tourner autour.
J’ai fini sur une sorte d’avertissement en essayant de ne pas enfoncer le clou avec trop de lourdeur.

Le mot de la fin

À vrai dire, je n’aime pas trop cette nouvelle. Je la trouve autant sans intérêt que l’originale. D’ailleurs, les retours que j’en ai le confirment. Elle rencontre peu de grâce auprès des lecteurs. Je l’ai considéré comme un exercice et elle m’a au moins permis de voir que ce n’était pas mon truc.